Bataille autour d’une pyramide

vendredi 25 juin 2010
par  dominique


Puisqu’une grande pyramide vaut bien une petite explication, ci-dessous un entretien entre Jean Yoyotte (1927-2009), égyptologue et Séverine Nickel du périodique L’Histoire.
C’est article est issu du magazine L’Histoire n° 298 de mai 2005.



LE GRAND ENTRETIEN DE L’HISTOIRE AVEC JEAN YOYOTTE

Kheops : bataille autour d’une pyramide
Depuis quelques mois, une bataille oppose les égyptologues autour de la grande pyramide de Kheops. Peut-on envisager d’y trouver une chambre secrète où reposerait la momie intacte du pharaon ? C’est l’hypothèse défendue par Gilles Dormion dans un ouvrage publié l’automne dernier, soutenue ici par Claude Vandersleyen.
Jean Yoyotte prend, lui, ses distances avec l’affaire.
Et rappelle pourquoi, de tout temps, Kheops a suscité la fascination.
L’AUTEUR
Professeur honoraire au Collège de France, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, ancien chef de la mission française des fouilles de Tanis, Jean Yoyotte poursuit depuis cinquante ans des recherches de géographie historique de l’Égypte ancienne. Il a notamment publié, avec Pascal Vernus, Les Pharaons (Noêsis, 1996) et
un Dictionnaire des pharaons (Perrin, « Tempus », 2004) et, à paraître, un Bestiaire des pharaons (Perrin).

L’HISTOIRE : Qu’est-ce qu’une pyramide ? Et d’abord, d’où vient le mot ?
JEAN YOYOTTE : « Pyramide » est le nom que les Grecs ont donné aux tombeaux royaux d’Égypte. Le mot signifie littéralement « petit pain pointu ». De même, le nom « obélisque » vient du grec et désigne la « broche ». Les Égyptiens, eux, avaient un mot, mer, dont l’étymologie ne peut pas être précisée. Mais chacune de ces pyra­mides avait un nom particulier. Prenons deux exemples. A la pyramide de Kheops est attaché le nom Akhet, qui désigne « l’horizon où se lève le soleil » - « Akhet de Kheops ». La pyramide de Pépi Ier est appelée Pépi-men-noufé, « Pépi est durable en perfection » ; c’est le qualificatif men­-noufé qui donnera plus tard le toponyme que le grec transcrira en « Memphis ».
La première des pyramides a été construite à Saqqarah vers 2700 avant notre ère. Les plus connues, les plus monu­mentales, celles de Gizeh - Kheops (en égyptien Khoufoui), Khephren (Khâfrê) et Mycérinus (Menkaourê) -, datent du milieu du IIIe millénaire et ont été construites par les pharaons de la IVe dynastie.
Ces pyramides abritent la sépulture de pharaon. Elles sont la résidence ultime du roi et l’échelle qui fait communiquer le ciel avec la terre, et le roi avec les dieux. Elles sont aussi bien plus que cela : un élément clé pour comprendre la civilisation égyp­tienne ... Malheureusement, on s’en tient trop souvent à des débats tapageurs - sur les techniques de construction des grandes pyramides de la IVe dynastie, en particulier celle de Kheops, et sur les aménagements intérieurs de ces pyramides. On réduit les pyramides à leur statut de « merveilles », comme les désignaient les Grecs, le folklore arabe, ou plus tard les pèlerins venus d’Occi­dent. Les pyramides sont pourtant une pièce maîtresse dans l’histoire de la formation d’un État et de la mise en valeur d’un pays.
L’H. : Pourquoi les pyramides fascinent-elles tant ?
J. Y. : Si l’on entend parler des pyramides en général, et tout particulièrement celle de Kheops, c’est parce que cette pyramide est la plus haute, la plus volumineuse, des pyramides de la IVe dynastie, qui sont sous les quatre premiers règnes des monuments immenses : Kheops mesure 146 m de haut et 230 m de côté, Khephren, 144 m de haut.
De plus, les aménagements de Kheops sont beaucoup plus complexes, et très dif­férents, de ceux des pyramides antérieures et a fortiori des pyramides postérieures. Elle abrite notamment un triple réseau de galeries internes, qui conduisent à trois chambres distinctes.
La singularité de la pyramide de Kheops est présente dans la tradition égyptienne. Dans un conte où il est question de trouver la ou les personne(s) qui pourront récupérer les « boîtes », ou les coffrets, du dieu Thot. Thot, c’est le dieu du savoir, du calcul. Ces « boîtes » du dieu Thot, le roi Kheops les voulait pour construire son « Horizon », c’est-à-dire sa pyramide, rapporte le conte. Ce récit impliquerait donc que le roi Kheops avait voulu, et obtenu, un savoir suprême, divin, pour aménager sa pyramide.
Mais on n’en reste pas là. Il existe aussi un long manuel d’époque tardive, une sorte d’encyclopédie, où les choses de la nature, de la société, de la terre, de l’espace, sont énumérées, classées, commentées : des savoirs qui, selon la tradition, auraient été découverts au temps du roi Kheops. A l’époque grecque, plusieurs temples sont censés être organisés à partir de vieux règlements trouvés à son époque.
Kheops incarne ainsi la figure d’une sorte de fondateur en matière de savoir. Et cela se prolonge dans la tradition hermétique, qui attribue une compétence particulière en astrologie au roi Soufi (Choufi) - autre transcription grecque du nom Khoufoui (c’est à Hérodote que l’on doit les noms de Kheops et Khephren, il les a notés en leur donnant une apparence grecque : ops, c’est la vue et phren, c’est le savoir).
Autrement dit, à travers la tradition hermétique, et jusqu’à l’hermétisme contemporain, toute une tradition fait de Kheops le dépositaire d’un savoir primor­dial et suprême. L’intérêt particulier que l’on porte à ce monument unique s’inscrit dans cette tradition. Ceux qui ont voulu y retrouver une récapitulation de la science mystérieuse des pharaons, une confirma­tion du projet de la Bible (au XIXe siècle), se retrouvent dans la lignée de cette « gnose » des pyramides ...
L’H. : Cette tradition ésotérique apparaît en Égypte dès l’Antiquité ?
J. Y. : Elle a dû se former à l’époque de l’hermétisme classique, c’est-à-dire dans l’Antiquité romaine tardive. Mais elle a été réorganisée à la Renaissance, et s’est développée au siècle des Lumières... Un roman contemporain de la Régence, le roman de Séthos, raconte l’initiation de jeunes Égyptiens dans les couloirs de la pyramide, ce qui évidemment ne corres­pond absolument pas à l’usage qu’un tel monument ait jamais eu... Il est certain que cette vision « ésotérique » de la pyra­mide est pour beaucoup dans l’intérêt que les médias et le grand public portent à la Grande Pyramide.
Nombreux sont ceux qui se sont efforcés de tirer des prédictions à partir des mensurations de la pyramide. Et cela dès le XVIIIe siècle. Les hypothèses les plus fantaisistes n’ont cessé de se développer jusqu’à nos jours. Le point de départ est l’idée que les Égyptiens savaient tout. Il y aura un jour des fantaisistes pour démontrer que l’on a retrouvé les tracés de l’ADN dans la conception d’une pyramide ! De telles élucubrations appartiennent à l’histoire des mémoires reconstruites, mais n’appor­tent rien à nos recherches sur la manière de penser et de vivre des Égyptiens de l’Ancien Empire.
Cette connaissance, on ne peut y accé­der que par une archéologie qui sache tirer parti de l’ensemble des indices - et se rési­gne à ignorer certaines choses.
L’H. : Cette archéologie, que nous apprend-elle de la place des pyramides dans la civilisation égyptienne ?
J. Y. : L’un des premiers, François Daumas, dès les années 1940, un homme très religieux, qui s’est beaucoup intéressé à la spiritualité des Égyptiens, a formulé l’idée que les pyramides sont l’équivalent des cathédrales de l’Occident médiéval. Lui, il les voyait comme un acte de foi, comme une oeuvre spirituelle.
Je trouve cette comparaison très éclai­rante. Même si je lui donne une portée plus matérielle. Les églises abbatiales étaient la partie la plus éminente, la culmination matérielle et spirituelle d’un complexe économique - défrichement de forêts. production agricole et artisanale, etc. La pyramide, c’est la même chose dans l’an­cienne Égypte mais une entreprise royale - chaque roi faisant édifier à son tour sa pyramide, avec sa « ville de pyramide ». On assiste à la prise de possession de la terre et des eaux encore mal aménagées, progressivement, règne après règne, par chaque roi, qui fonde un nouvel établisse­ment pour mettre en valeur une partie de la contrée, et cette fondation apparaît comme la grande oeuvre du règne.
Larchéologie et la lecture de certains textes - « biographiques », si l’on peut dire, contemporains des rois bâtisseurs des pyra­mides de l’Ancien Empire, et textes religieux gravés à partir de la fin de la Ve dynastie - permettent de comprendre que ces pyramides ne sont que le sommet, la partie visible, ostensible, d’un ensemble urbain qui portait le même nom que la pyramide.
Toute pyramide s’inscrit dans un complexe architectural, dont la composi­tion se retrouve de site en site. A la pyra­mide est adossé, du côté de la vallée, un petit temple. Une longue chaussée (deux sont bien conservées, celle de Khephren et celle d’Ounas à Saqqarah, dallée et cou­verte) rejoint un second temple qui, lui, se trouve au niveau de la vallée. Ce temple est bordé d’un canal, canal de circulation et d’irrigation.
Et puis, à la périphérie, parfois même tout près, de l’enceinte de la pyramide royale et des pyramides secondaires, on découvre un cimetière peuplé de ces tombes qu’on appelle « mastabas » - construites dans une sorte de tumulus régulier, qui cache un puits au fond duquel se trouve un caveau dans lequel on place le mort. Ces mastabas forment des rues bien alignées autour de la pyramide royale - ce sont les sépultures des contemporains du roi : ses fils, ses filles, des reines. On le constate à Gizeh, où l’on a retrouvé, concentrés, les cimetières des contemporains de Kheops, de Khephren et de Mykerinus. On le constate aussi à Saqqarah ... Plus loin, on trouve les tombes des grands personnages ayant vécu sous les règnes suivants. Et tout autour se trouvent inhumées les générations successives des habitants de la ville.
Car, à chaque fois qu’il y a une pyra­mide, il y a une ville dans la vallée. Aujour­d’hui, ces villes sont recouvertes par des constructions modernes ou des champs et leur fouille se révèle très délicate. Les éléments que l’on en retrouve sont souvent immergés dans la nappe phréatique !
L’H. : A chaque fois qu’il y a une pyramide en bordure du désert, on retrouve donc une ville dans la vallée du Nil ?
J. Y. : Oui. Cette ville de pyramide est un établissement humain, placé sous l’autorité du Premier ministre du roi. Celui que nous appelons le « vizir », disons le chef de l’administration royale, a, entre autres fonctions, celle de directeur de la ville de pyramide. Il est assisté de toute une admi­nistration : cadres, lieutenants, inspecteurs, etc. La ville sert de résidence du roi, au moins quand il est de passage... C’est un lieu où il rend le culte à l’ensemble des divinités, et où les divinités communiquent avec lui... C’est véritablement une capitale, à tous les points de vue. Une ville de gou­vernement, qui a donc besoin de services, d’aménagements.
Le citoyen ordinaire de la ville, lui, porte un titre : khenti-shé, qui veut dire : « celui qui est sur le bassin », « qui possède le bassin ».
L’H. : Qu’est-ce que cela signifie ?
J. Y. : Il me semble que ce mot shé dési­gne un bassin d’irrigation, c’est-à-dire une zone autour de laquelle on a amé­nagé des digues pour retenir un certain temps l’eau d’irrigation, afin que le sol s’imprègne d’eau et se recouvre de limon. Incontestablement, le shé est une unité technique d’exploitation du sol.
Si l’on se reporte à la carte, on voit tout de suite que, à l’exception de deux cas - Kheops, Khephren et Mykerinus à Gizeh ; quatre rois de la Ve dynastie à Abousir -, ces villes de pyramide, toutes situées sur la rive ouest du Nil à la limite de la zone irrigable, sont éloignées les unes des autres. Comme si, en présence d’une zone encore sauvage, en présence d’un sol mal drainé, donc mal irrigué - le système des bassins remplit les deux fonctions, irrigation et drainage -, on avait installé une série de points de colo­nisation, de mise en valeur du territoire, propre à chaque règne.
C’est cela la fonction de l’établissement fondé au pied de la pyramide. Vivent dans cette ville à la fois des administrateurs, des prêtres du roi, et des exploitants agrico­les, les khenti-shé. Ils cultivent la région, leurs enfants leur succèdent, les familles sont enterrées sur place... Le roi suivant fonde une pyramide et une nouvelle ville plus loin.
L’H. : Donc, les paysans qui irriguent la vallée, qui commencent à la mettre en valeur, vivent là ?
J. Y. : Oui, les khenti-shé vivent sur place, bien sûr. Nous disons « villes », mais ce sont de grands villages. L’Égypte ancienne a compté très peu de villes. Memphis, elle, sera une mégapole, vers laquelle toutes les voies de communication convergent, avec les arsenaux de fabrique d’armes, les archives administratives...
Ces villes de pyramide, il est difficile d’estimer leur population, mais cela repré­sente plusieurs centaines d’habitants. Cela dépend des périodes. Ce qu’on constate partout, c’est un appauvrissement progressif des populations. Dans l’ensemble, ces nécropoles sont de moins en moins riches à mesure que l’on s’éloigne de l’époque du roi fondateur.
L’H. : La construction de tels ensembles architecturaux a dû demander des décennies de travaux ?
J. Y. : La dimension des travaux a toujours beaucoup fasciné. Kheops, qui a donc fait édifier la plus grande pyramide d’Égypte, a eu longtemps la réputation d’un pha­raon à l’ambition démesurée. Et la pyra­mide apparaissait comme un monument d’orgueil construit par des esclaves. Trop longtemps on a répété ce qu’Hérodote avait entendu raconter par le populaire de son temps. Kheops « réduisit le peuple à la misère la plus profonde. D’abord il ferma tous les temples et interdit aux Égyptiens de célébrer leurs sacrifices ; ensuite il les fit tous travailler pour lui. Il aurait prostitué sa pro­pre fille pour financer la construction de sa formidable tombe ». Khephren « imita son prédécesseur en tout ».
Les grandes pyramides de Gizeh ont dû demander une mobilisation considérable. La main-d’oeuvre était transportée par bateaux... C’est une entreprise qui utilisait pendant la morte-saison des corvéables, les paysans, encadrés par des équipes de sol­dats (les néferou), de manière autoritaire. Quant aux matériaux, ils pouvaient aussi être acheminés sur de longues distances. Le calcaire qui compose le noyau est pris sur place, mais, pour les revêtements, on utilise le granit qu’on fait venir d’Assouan - ce n’est pas pour les Égyptiens un gros problème technique - ou le calcaire fin, qui vient de Toura, sur la rive d’en face.
Mark Lehner, qui a bien étudié Kheops dans les années 1980 en menant à bien The Khufu Project, reconstitue l’organisation logistique du travail de construction, à par­tir de constatations in situ. Il a d’ailleurs résolu plusieurs problèmes. Comment les Égyptiens ont-ils réalisé pour la pyramide un plateau parfaitement horizontal ? Mark Lehner a pu repérer autour de la pyramide, à l’alignement des blocs de revêtement, des petites rigoles et des trous, disposés à intervalles réguliers. On y plaçait des bâtonnets où l’on marquait le niveau de l’eau, pour arriver à une horizontalité parfaites. C’est un exemple parmi d’autres.
Au total, les techniques des Égyptiens sont mer­veilleusement empiriques. Elles demandent peu de calculs, mais elles sont d’une grande efficacité pour des gens pour lesquels le facteur temps - la durée des travaux - importe peu.
L’H. : La construction des pyramides s’étend sur un millénaire ?
J. Y. : Ce système de mise en valeur du territoire fondé sur les villes de pyramide dure tout au long de l’Ancien Empire, comme en témoignent leurs cimetières que l’on a pu fouiller. Après, à la fin de l’Ancien Empire, interviennent de tels changements économiques et sociaux, en partie liés à des changements climatiques, une avance de la saharisation et un moindre débit du Nil, que le système s’essouffle.
A la fin de l’Ancien Empire, il y a eu une période d’affaiblissement du pouvoir, au cours de laquelle les gouverneurs de pro­vince forment des dynasties qui constituent de petits États indépendants. Ils reconnais­sent bien le pharaon, mais c’est purement nominal. Ils sont en fait souverains de leur province. Cette période, qu’on appelle la « Première Période intermédiaire », prend fin lorsque, après deux tentatives de réu­nification, une famille de rois issus de la ville d’Hérakliéopolis en Moyenne-Égypte - dont un, d’ailleurs, s’est fait construire une pyramide à Saqqarah, mais on ne sait pas où elle se trouve -, lorsque donc ces rois d’Hé­rakliéopolis sont défaits par des princes de Thèbes qui, eux, refont l’unité du pays.
Commence alors le Moyen Empire. Les premiers rois du Moyen Empire se font encore construire des petites pyramides ; ceux de la XIIe dynastie, qui est vraiment l’apogée, se font faire des pyramides de brique, avec un revêtement de pierre.
Il y a alors des dispositifs pour cacher l’accès à la tombe du roi, alors que, sous l’Ancien Empire, on ne cherche pas à la dissimuler. C’était alors quasiment impos­sible, étant donné la manière dont les pyramides étaient construites, registre par registre : la ville de pyramide commençait à exister à partir du moment où le roi s’ins­tallait là. Autrement dit, ouvriers, paysans et scribes savants voyaient construire la pyramide. On ne peut pas tenir secrète une entreprise de ce genre.
L.’H. : Mais quand cesse-t-on d’édifier des pyramides ?
J. Y. : Les pyramides monumentales cessent d’être construites vers 1700 avant notre ère, mais la pyramide est devenue le modèle de superstructure funéraire. Dans la Thèbes du Nouvel Empire, dans la nécropole et ailleurs, les tombes de taille moyenne ou petite des particuliers, avec la chapelle en surface, étaient surmontées d’une pyramide très pointue.
Au-delà, on connaît la fameuse pyra­mide de Caius Cestius, à Rome, sur la Via Appia, la fantaisie d’un riche notable romain édifiée à la fin du Ier siècle avant notre ère. Et il y a encore aujourd’hui des Européens, des Américains et des Australiens qui se font enterrer sous une pyramide de même type.
L’H. : Parlez-nous encore de la signification religieuse du complexe des pyramides, avec ses deux temples. Quel sens les Égyptiens donnaient-ils à cet ensemble ?
J. Y. : Le seul temple de pierre qui existe en Égypte sous la IVe dynastie, c’est le double temple de la pyramide (celui d’en haut et celui d’en bas). Les décors muraux y montrent le roi rencontrant les dieux. C’est donc dans ce temple que le roi en personne adore la totalité des dieux cosmiques et locaux, de son vivant et après sa mort. C’est le point central de la monarchie, et c’est le lieu où le roi vivra éternellement.
Mais le corps du roi, lui, repose dans la pyramide pour être simultanément pré­sent dans son caveau et parmi les étoiles, et accompagner le soleil dans sa course céleste. Si bien que lorsqu’on affirme que les pyramides sont une matérialisation du rayonnement solaire, c’est vrai... Mais ce n’est pas exclusif.
On simplifie beaucoup la pensée des Égyptiens. On peut saisir une réflexion philosophique chez eux : ils en sont arrivés au point où en sont les religions mono­théistes. Pour les Égyptiens, comme dans les religions abrahamiques, Dieu, on peut le nommer mais le connaître, on ne le peut pas. Le vrai nom de Dieu n’est pas saisissa­ble. Celui qui connaîtrait le nom de Rê, le Créateur, serait maître du monde.
On a retrouvé une histoire à ce propos : Isis, magicienne très habile, fabrique un serpent qu’elle cache dans la poussière sur le passage de Rê. Rê est mordu au pied, et souffre horriblement. Il appelle Isis pour qu’elle le guérisse. Mais Isis lui répond : « Je ne peux te guérir si tu ne me dis pas ton vrai nom. » On ne connaît d’ailleurs pas la fin de l’histoire... Je suppose qu’elle lui arrache son nom. Mais qu’elle le garde pour elle !
Ce qui me désole dans la vulgarisation de l’Égypte : je trouve qu’on traite de manière un peu trop vulgaire les « performances » pharaoniques, les trésors, les secrets ... Mais on ne pénètre pas leurs démarches affectives et intellectuelles, aboutissant à des chefs-d’oeuvre d’art et à de grandes réalisations. Les philosophes grecs - Platon
en particulier - ont eu le plus grand respect pour la pensée des Égyptiens, même quand ils l’ont dépassée. L’antique stabilité de leur régime politique et la régularité de la crue du Nil les fascinaient comme un miracle, par contraste avec leur propre condition : conflits de cités et au sein des cités ; préca­rité des pluies.
L’H. : Les temples sont décorés de scènes religieuses. Et les pyramides ?
J. Y. : Les premières pyramides ne reçoi­vent pas de décor. On trouve sur les blocs des inscriptions cursives avec, parfois, des numéros, des mensurations, et puis les signatures des équipes, ou, avec des mono­grammes, les signatures des chefs d’équipe. Mais pas de décors.
C’est seulement à partir de la fin de la Ve dynastie, avec le roi Ounas, que l’on recopie dans les pyramides des rituels de glorification : les Textes des pyramides. Certaines formules protègent le roi contre les dangers de l’autre monde, d’autres lui permettent de monter au ciel, de se retrouver parmi les astres compagnon du soleil, et de ressusciter comme Osiris a ressuscité.
L’H. : En mourant, le pharaon rejoint le monde des dieux et devient un dieu ?
J. Y. : Oui. Il rejoint le monde des dieux. Pour être compagnon du soleil, il faut avoir un statut supérieur ! Le roi est le fils du soleil. En Égypte, la seule manière de vérifier si, génétiquement, quelqu’un était bien le fils du dieu, c’était qu’il prenne le pouvoir ! La voie de fait fondait la voie de droit. Cela, c’est très clair à partir du Moyen Empire. Et lorsque quelqu’un deve­nait roi alors que son père ne l’avait pas été, son père recevait le nom de « père du dieu ».
La pyramide est le lieu de l’ascension du roi vers le soleil. Elle est le produit de l’imaginaire cohérent d’une société.
L’H. : Revenons à Kheops, et à la polémique qui entoure cette pyramide. D’abord, quel est l’intérêt de cette pyramide pour l’égyptologue ?
J. Y. : C’est la plus remarquable ! Elle représente une telle étape dans l’histoire de ce type de monuments... C’est une apothéose monumentale.
Et elle présente cette originalité qu’un roi a orienté sa pyramide en un point géo­désique significatif, son deuxième succes­seur l’a placée tout à côté, et le deuxième successeur du second a fait de même. Il s’agit de la poursuite du même projet. Si vous vous reportez à une opération de peuplement et de mise en valeurdu territoire, les raisons sont d’ordre matériel.
Alors qu’avant et après Kheops on espace les pyramides... Sous la IIIe dynastie, entre Djeser et Zaouiet el-Aryan, il y a une distance considérable.
L’H. : Le livre de Gilles Dormion (La Chambre de Kheops) préfacé par Nicolas Grimal, professeur au Collège de France, et publié il y a quelques mois, à déchaîné une polémique. L’idée qu’on puisse retrouver une chambre inviolée sous la chambre de la reine vous paraît-elle intéressante, ou anecdotique ? Si l’on retrouvait la chambre funéraire, inviolée de Kheops avec sa momie, qu’est-ce que cela nous apporterait ?
J. Y. : On saurait ce qu’il y a dans le caveau des rois de cette époque-là. On n’a jamais retrouvé de tombe de rois de l’Ancien Empire intacte. De toute époque, il n’y en a que très peu qui soient intactes.
On peut imaginer ce qu’était le mobilier de Kheops d’après les représentations traditionnelles qui ont été peintes par les égyptiens au Moyen Empire. Ils ont alors représentés sur des frises d’objets l’ameublement idéal d’une chambre funéraire - du mobilier de la vie « normale » et une série d’objet rituels, magiques, qui étaient présent dans le caveau, y compris es couronnes, des sceptres et des bijoux royaux. Comme on a retrouvé des tombes de particuliers du Moyen Empire où tous ces objets n’existaient pas en réalité, on peut supposer que ces images sont inspirées du modèle royal de l’Ancien Empire, comme les textes qui les accompagnent d’ailleurs. Il y avait une sorte de « vulgarisation » des privilèges royaux.
L’H. : L’hypothèse de l’existence d’une chambre secrète dans Khéops est-elle vraisemblable, à vos yeux ?
J. Y. : Je ne suis pas compétent sur ces questions d’architecture funéraire de l’Ancien Empire. Mais l’hypothèse est peu plausible, étant donné que, techniquement, il était difficile de tenir secret l’intérieur d’un édifice construit au vu et au su de tout le monde... Il existe certes des formules pour protéger des intrusions, dans la pyramide. Mais il s’agit des intrusions des divinités tenues pour impures et morbides et des attaques de monstrueux serpents.
D’autre part, la plupart des égyptologues concluent que la chambre dite « du roi » est bien celle de Kheops. Dans cette chambre, il y a un sarcophage ! Et elle a toutes les caractéristiques d’une chambre funéraire ! Et les sources nous disent que la pyramide de Kheops a été vidée au temps du calife Al-Mamoun, au IXe siècle. Il en existe un récit, de peu postérieur à l’époque d’Al-Mamoun, qui est assez approximatif mais que l’on peut prendre au sérieux, et qui rapporte le pillage de la chambre de Kheops.
L’H. : C’est donc l’une des raisons de penser que l’on ne retrouvera pas la momie de Kheops, n’est-ce pas ?
J. Y. : Bien sûr ! Mais il se peut qu’on y découvre un magasin, une chambre annexe qui contenait des meubles, par exemple du mobilier, comme celui de la mère de Kheops qui était stocké dans un caveau voisin : un baldaquin, un fauteuil, un lit. Des chambres aveugles existaient. Peut-être y a-t-il encore des chambres qui, en effet, n’ont pas été découvertes...
Il est certain, et je ne suis pas le seul à le dire, que certaines constatations sur les espaces, les aménagements intérieurs des pyramides, faites par Gilles Dormion cor­respondent à des réalités. Ce qui est auda­cieux et discutable, ce sont les conclusions qu’il en tire, et surtout le fait qu’il annonce qu’il va retrouver les « trésors » de Kheops. Cette manière de prendre l’Audimat à témoin avant toute discussion approfondie entre spécialistes qualifiés est une fâcheuse caractéristique de notre époque.
L’H. : Gilles Dormion a demandé à avoir accès aux appartements funéraires de Kheops pour vérifier si la chambre « secrète » qu’il croit avoir décelée existe. Or Zahi Hawass, le responsable des Antiquités égyptiennes, a refusé. Comment le comprendre ?
J. Y. : M. Dormion, alors associé à M. Goidin, avait déjà indiqué le chemin d’une telle chambre en 1986. Le petit forage autorisé n’avait rien donné. En 2002, la façon illusoirement « officielle » dont le Dr Zahi Hawass a été invité à obtempérer a été ressentie comme une manifestation néocolonialiste d’autant plus choquante qu’il ne prend pas au sérieux la théorie en cause.
Ce patron dynamique qui s’attache par priorité à développer la participation des Égyptiens à l’étude de leur patrimoine archéolo­gique autorise et apprécie les contributions des mis­sions étrangères, notamment celles de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) et des équipes subventionnées par notre ministère des Affaires étrangères.
L’H. : Des centaines d’équipes fouillent en Égypte. Quels sont les enjeux, aujourd’hui ?
J. Y. : Des centaines, oui, venant des États de l’Union européenne, plus la Tchécos­lovaquie, la Hongrie, la Pologne, la Suisse, les États-Unis, le Japon et l’Australie.
Les enjeux leur sont communs, certains prioritaires. Aujourd’hui, on doit fouiller sous les habitats, et sous les champs. Pour sauver les restes de villages, de petites villes ou de petits cimetières qui, à l’heure actuelle, se trouvent en partie dans la nappe phréatique. On a même retrouvé, à 40 km de la Méditerranée, des tombes de la fin du IVe millénaire. Donc très archaïques. On a dû faire de petites palplanches, des carrés de dimensions relativement modes­tes, 2 m sur 2, puis, avec une pompe, retirer très doucement l’eau. Ces fouilles sont très longues et très délicates.
Et puis il y a un type de fouilles que nous con­naissons bien, ce sont les fouilles dans les réserves de musée ! On ouvre des caisses qui sont là depuis cinquante ans, cent ans, cent cinquante ans... et on trouve des choses mer­veilleuses. Si on s’arrêtait de fouiller sur le terrain pour considérer ce qui se trouve au musée du Caire et dans les magasins du service des antiquités des musées du monde entier, et pour publier ce qui ne l’a pas été ou pas correctement, je pense que les publications pourraient continuer pour trente ans encore...
Mais les projets immobiliers et la récu­pération de terres agricoles, qui sont nive­lées pour être mises en culture, feraient disparaître les vestiges sur place... Dans ces conditions, il faut occuper le terrain. Beaucoup de fouilles peuvent être considé­rées comme des fouilles de sauvetage.
Il y a encore évidemment beaucoup de choses à découvrir : pas forcément sensa­tionnelles, mais importantes, oui.
L’H. : Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
J. Y. : Je continue à travailler aux fouilles sous-marines conduites par Franck Goddio à Héraklion et à étudier Naucratis. Je participe à la première interprétation, à l’inventaire des trouvailles, puis à la publi­cation. Pour moi une chance magnifique et beaucoup de besogne.
(Propos recueillis par Séverine Nikel.)


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